Le peintre Zao Wou-kie, maître de l'abstration lyrique, s'est éteint hier à l'âge de 93 ans.
« Il vivait au bord du lac
Léman depuis 2011, de plus en plus diminué par la maladie d'Alzheimer,
à laquelle il a succombé. Auparavant et pendant cinquante ans, quand ce grand voyageur était chez
lui, tous les matins, depuis qu'il s'y était installé en 1960, il montait dans
son atelier, au dernier étage de sa maison, rue Jonquoy, dans le 14e
arrondissement de Paris. Il riait de cette régularité d'"ouvrier",
si éloignée du mythe de l'artiste inspiré. Là, seul, il peignait à l'huile sur
toile le plus souvent, à l'encre de Chine plus rarement, à l'aquarelle dans les
dernières années.
A l'exception d'une collection de
pinceaux somptueux rapportés de Chine au cours de l'un de ses voyages, rien ne
rappelait en ce lieu son pays natal. Les livres de la bibliothèque concernaient l'histoire
de l'art occidental, Cézanne, Matisse. La musique était européenne, de Mozart à
Varèse qui fut de ses amis. Peu de vies attirent aussi évidemment la réflexion
du côté des rapports et de la convergence des cultures, caractéristique du XXe
siècle. Peu d'œuvres rappellent aussi combien les jugements sont susceptibles
d'évoluer en matière d'art.
Né à Pékin
le 1er février 1920, Zao Wou-ki – son nom francisé – appartient à la
famille Tsao (ou T'chao), connue depuis les Song, famille
aristocratique et lettrée. Admis dès 1935 à l'Ecole des beaux-art
d'Hangzhou, il y demeure six ans et y devient assistant en 1941. Cartes
postales rapportées de Paris par un oncle et magazines américains lui révèlent
l'art occidental, l'impressionnisme, Matisse et Picasso. Une première
exposition personnelle à Shanghaï en 1947 précède de peu son départ pour Paris
: la situation politique et le désir de connaître par lui-même
cet autre monde déterminent un départ qu'il ne sait pas définitif.
ASCENSION
Il racontait
volontiers comment, arrivé à Paris, le 1er avril 1948, en compagnie
de Lalan, sa première épouse, il passe son après-midi au Louvre. Il trouve un
atelier rue du Moulin-Vert, proche de celui de Giacometti, dans le 14e
arrondissement déjà, fréquente l'académie de la Grande-Chaumière, se rend dans
les galeries et découvre l'un de ses artistes de référence, Klee.
Il rencontre
de jeunes artistes depuis peu arrivés à Paris, Pierre Soulages, Sam Francis, Norman Bluhm, Jean-Paul Riopelle. Il expose à la galerie
Creuze, en mai 1949, puis chez Pierre Loeb. Celui-ci vient dans son atelier en
janvier 1950, en compagnie du plus discret des amis de Zao Wou-ki, le poète et
peintre Henri Michaux. Dès 1952, ce
dernier préface une exposition du peintre à New York : "Montrer en dissimulant, briser et faire trembler la ligne
directe", écrit-il.
En peu de
temps, alors que la langue française ne lui est pas encore familière, Zao
Wou-ki s'inscrit dans le mouvement qui porte alors les peintres de sa
génération vers des expérimentations abstraites, chacun selon sa voie
singulière. Si proches soient-ils amicalement – et professionnellement à la Galerie de France où ils exposent longtemps tous
trois –, Zao Wou-ki, Hartung et Soulages ne forment pas un groupe. Leurs œuvres
n'ont rien de commun, mais ils partagent la même exigence d'expérimentation physique
et intuitive. L'assiduité de Zao Wou-ki dans son atelier répond à cette idée de
l'art conçu comme expérience visuelle, hors de tout système.
Se dégageant
de Klee, il s'écarte autant de la tradition calligraphique chinoise. A partir du milieu des années
1950, les formats grandissent, les couleurs gagnent en éclat, les gestes en
puissance. Les tensions sont accentuées par l'affrontement entre des couleurs
très intenses. Rien de surprenant si, rompant avec son habitude de ne donner titre, Zao Wou-ki nomme une
toile Hommage à Henri Matisse – hommage
à ses roses et à ses bleus, mais aussi à sa géométrie tranchante. La
bidimensionnalité de l'abstraction est emportée dans un espace vaste et
mouvant, océanique ou céleste. Les encres sont animées du même souffle.
ZaoWou-ki revient à cette technique en 1971, à la suggestion de Michaux.
L'encre lui
permet de réinterpréter l'abstraction selon la conception chinoise du geste et
de l'espace, comme auparavant l'huile, technique occidentale, l'avait déterminé
à s'écarter de son éducation première. Dans les deux cas, les notions de
rencontre et de passage sont centrales.
Bien que
naissent alors quelques-uns de ses chefs-d'œuvre, Zao Wou-ki paraît dans les
années 1960 et 1970 loin des courants à la mode. On l'enferme dans le label commode de
l'"abstraction lyrique", dont il ne se réclame pas. On lui reproche
d'être "trop" peintre, de ne pas tenir de discours
théorique, de ne pas cultiver l'ascétisme et d'aspirer même à une sorte de
sublime de la couleur. Depuis, le jugement s'est inversé, de la désaffection à
l'admiration, jusqu'à faire de lui l'un des
artistes les plus connus de tous les publics.
CÉLÉBRITÉ INTERNATIONALE
L'inventaire
de ses expositions dans des galeries, de ses rétrospectives dans des musées,
des commandes et des distinctions qu'il a reçues serait interminable. A partir des années 1980, sa
notoriété gagne l'Asie, Singapour – où il travaille avec l'architecte Ieoh Ming
Pei –, Hongkong, Taiwan, le Japon, la Corée.
En 1983, il
est invité à revenir dans la Chine qu'il
a quittée trente-cinq ans plus tôt, pour des expositions à Pékin et Hangzhou.
Il y retourne pour enseigner pendant un mois
en 1985 et fait découvrir à ses élèves l'art occidental, auparavant prohibé.
A mesure que
son pays natal s'ouvre, que des collectionneurs s'y révèlent et que les
artistes chinois s'imposent, l'engouement pour son art devient immense et son
renchérissement est proportionnel. Jadis contraint de s'exiler, il apparaît
désormais comme un maître et un symbole pour ses compatriotes – un symbole
culturel parce que son art allie un sentiment de l'espace et une puissance du
geste, que l'on tient pour caractéristiques de l'art chinois, à la peinture à
l'huile, création européenne qu'il a su apprivoiser et attirer vers le monde
aérien et mobile qui était le sien ».
Philippe Dagen Le Monde Culture 9 avril 2013
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